Le 23 mai dernier, le Parlement européen accordait à la Commission européenne un mandat pour négocier, avec les Etats-Unis, la mise en place d’un marché transatlantique. Pour la majorité des députés européens, ce mandat pouvait être accordé :

  1. sans débat préalable avec la société civile et sans expertise approfondie des impacts potentiels d’une telle décision ;
  2. sans imposer aucune limite au pouvoir des investisseurs étrangers ;
  3. en excluant un seul domaine des négociations : le secteur culturel (audiovisuel, cinéma, littérature, etc.).

Même si l’avis du Parlement européen est de pure forme (la décision revenant aux ministres du Commerce le 14 juin prochain), ce vote est un baromètre du succès politique remporté par le marché transatlantique. Après avoir passé en revue les votes par grands groupes politiques (cfr. Un parlement européen dans sa tour d’ivoire), nous allons détailler ici les votes d’un groupe particulier d’élus : les membres du Transatlantic Policy Network (TPN).

TPN: le lobby des puissants

Créé en 1992, le TPN est constitué pour partie de puissantes multinationales, européennes et américaines. Il ne s’agit pas de « seconds couteaux », mais bien d’entreprises comptant, dans leur secteur d’activités, parmi les plus puissantes de la planète. Ainsi, le TPN compte parmi ses membres la première entreprise mondiale du secteur agroalimentaire (Nestlé), les trois plus puissantes entreprises mondiales du secteur aéronautique, aérospatial et de défense (que sont respectivement Boeing, EADS et United Technologies Corporation), le trio de tête du secteur de la chimie (BASF, Dow Chemical, Bayer), les quatre entreprises leaders dans la production de logiciels informatiques (IBM, Microsoft, Hewlett-Packard & Oracle), la première entreprise mondiale du secteur des télécommunications (AT&T), ainsi que d’autres firmes (américaines ou européennes) occupant une place enviable dans leur secteur : British Petroleum & GE dans l’énergie, Allianz & Citigroup dans la finance, Time Warner & Walt Dysney Company dans le secteur culturel multimédias.

Le TPN regroupe donc en son sein des géants mondiaux du commerce, de la finance et de l’industrie. Conséquence logique : depuis sa création en 1992, il n’a de cesse de réclamer la constitution d’un marché transatlantique, ouvrant aux firmes les plus puissantes du marché de nouvelles opportunités : libre choix de la localisation des investissements et des lieux de production sur un immense territoire, marché des consommateurs élargi, nouvelles possibilités de fusions et acquisitions, …

Cependant, le TPN n’en reste pas là : il accueille également parmi ses membres des élus politiques :

  • côté américain, 32 membres de la Chambre des représentants et 5 sénateurs sont membres du TPN ;
  • côté européen, l’adhésion est plus forte puisque 60 députés européens sont membres du TPN (soit près de 8% du Parlement européen).

Un processus politique supervisé par le TPN ?

A nouveau, le TPN recrute des élus influents occupant des postes stratégiques. Ainsi, sur les 22 commissions que compte le Parlement européen, un tiers est présidé par des membres du TPN. Il s’agit des commissions :

  • Affaires juridiques (présidée par  Klaus-Heiner Lehne),
  • Développement régional (Danuta Maria Hübner),
  • Marché intérieur et protection des consommateurs (Malcolm Harbour),
  • Affaires économiques et monétaires (Sharon Bowles),
  • Budget (Alain Lamassoure),
  • Contrôle Budgétaire (Michael Theurer), 
  • Affaires étrangères (Elmar Brok)
  • Commerce international (Vital Moreira).

Notons-le : au sein du Parlement européen, la Commission du Commerce international est précisément celle qui chapeaute les analyses et réflexions sur le marché transatlantique. C’est notamment sur base du rapport de cette Commission que le Parlement européen s’est montré enthousiaste à l’idée de lancer des négociations juridiques et commerciales avec les Etats-Unis. Et il va de soi que son président, Vital Moreira, occupe une place centrale dans ce processus.

Etant donné sa double casquette, on ne sait pas si l’on doit dire de Vital Moreira qu’il est un socialiste portugais… ou le fidèle porte-parole des firmes multinationales comptant parmi les plus puissantes de la planète. Une manière de répondre à cette question consiste à voir comment Vital Moreira, ainsi que les autres députés membres du TPN, ont voté à propos du marché transatlantique.

Ce que nous allons faire après avoir précisé deux choses importantes :

  • Les députés européens membres du TPN sont majoritairement des libéraux, des conservateurs, des sociaux-chrétiens et des socialistes. Seuls deux élus écologistes en sont membres, et aucun en provenance de l’extrême-droite ou de la gauche (dite) radicale ;
  • Sur les 60 élus membres du TPN, environ 16 étaient absents au moment des votes. L’analyse qui suit porte donc sur la quarantaine de députés européens qui, tout en étant membres du TPN, étaient également présents lors du vote au Parlement.

Des députés globalement très fidèles aux idéaux des multinationales

À la question « faut-il consulter la société civile ou faire une étude d’impact préalable sur les conséquences du marché transatlantique ? », on imagine sans peine la réponse des firmes multinationales membres du TPN : à quoi bon s’embarrasser de telles procédures !

Qu’elles se rassurent, l’écrasante majorité des élus politiques membres du TPN pensent pareil. Tous ont voté contre cette proposition, à l’exception de deux d’entre eux : la socialiste hongroise Edith Herczog et l’écologiste allemande Franziska Brantner.

À la question « faut-il empêcher les investisseurs de porter plainte contre les Etats lorsqu’une décision politique nuit à leurs intérêts économiques ? », aucun doute n’est permis : les multinationales s’opposent vigoureusement à un tel mécanisme leur interdisant une procédure au terme de laquelle elles ont une chance de toucher des dommages et intérêts… versés par les finances publiques (autrement dit : l’argent de tous ceux qui paient des impôts).

Sur ce point, on observe un net clivage parmi les membres politiques du TPN. Alors que conservateurs, libéraux et sociaux-chrétiens rejoignent en cœur les multinationales pour donner tous les droits aux investisseurs, les deux élus écologistes et sept élus socialistes ont demandé à mettre certaines limites au pouvoir des investisseurs. Côté socialiste, deux élus TPN ont néanmoins rejoint le clan favorable aux intérêts des multinationales : il s’agit du luxembourgeois Robert Goebbels et du portugais… Vital Moreira (le  président de la Commission du Commerce international).

À la question « faut-il une exception culturelle et ne pas autoriser la Commission à négocier un accord commercial sur ce point avec les Etats-Unis ? », on imagine sans peine qu’une réponse négative est ardemment souhaitée par les multinationales actives dans l’informatique (pour la vente en ligne) ou l’audiovisuel (Time Warner, Walt Disney).

Sur ce point, ils ont pu être rassurés par la grande majorité des conservateurs, des libéraux et des sociaux-chrétiens (membres du TPN) qui ont rejeté le principe d’une exception culturelle. Mais l’avis ne fut pas unanime, loin s’en faut. Ainsi, une petite minorité de ce groupe (trois Français, deux Polonais, un Autrichien et un Slovaque) ont voté en faveur d’une exception culturelle. Côté socialiste (9 membres du TPN présents en séance), ce fut 4 voix pour l’exception culturelle et 5 voix s’y opposant (dont celle de Vital Moreira). Enfin, les deux élus écologistes membres du TPN ont voté en faveur de l’exception culturelle.

Restait alors le vote final : « sachant qu’il n’y aurait ni débat public préalable, ni étude d’impact, ni limite imposée d’entrée au pouvoir des investisseurs, faut-il accorder à la Commission européenne le droit de négocier, avec les Etats-Unis, la mise en place d’un marché transatlantique ? ».

À cette question, les seules voies discordantes au sein du TPN sont venues des écologistes : la députée verte allemande Franziska Brantner a voté contre tandis que son compatriote Reinhard Bütifoker s’est abstenu. Quelle que soit leur appartenance politique ou leur origine géographique, tous les autres députés membres du TPN ont massivement soutenu le mandat de négociation.

Que retenir ?

Pour un élu politique, l’adhésion a un lobby composé de puissantes multinationales n’est pas synonyme d’une soumission aveugle aux intérêts des géants de l’industrie ou de la finance.

Ainsi, les deux écologistes membres du TPN ont nettement voté aux antipodes des souhaits des multinationales affiliées aux TPN. Pour les socialistes, seule l’idée d’accorder des droits inconditionnels aux investisseurs posait problème… et marque la rupture avec la logique marchande du TPN. Enfin, la culture agit comme un électron libre où les sensibilités, nationales notamment, décident davantage de  l’issue du vote que l’appartenance au TPN. C’est d’ailleurs le seul amendement « citoyen » qui fut accepté par une majorité de députés européens.

Ces nuances faites, constatons que :

  • Sur tous les amendements discutés, une large majorité des membres politiques du TPN se sont toujours prononcés en faveur des intérêts des multinationales. Ainsi, sur le sujet le plus controversé (l’exception culturelle), ce sont tout de même 70% des membres politiques du TPN qui ont voté en faveur de négociations économiques et législatives englobant la culture…
  • À l’exception des deux écologistes, c’est à l’unanimité que la quarantaine de membres politiques du TPN présente en séance a voté en faveur d’une négociation pour créer un marché transatlantique ;
  • Enfin, le député Vital Moreira, au centre du processus parlementaire, s’est en tous points ralliés aux positions les plus dogmatiques du TPN.

Comme quoi, pour de puissantes multinationales dominant à l’échelle du monde leur secteur d’activités, avoir des amis politiques bien placés, ça aide…