Lancées à l’été 2013, les négociations transatlantiques ont déjà fait l’objet de plusieurs débats et votes au Parlement européen. Retenons les dates et faits suivants :
- 23 mai 2013 : le Parlement européen soutient l’idée de lancer des négociations avec les Etats-Unis en vue de créer un grand marché transatlantique (TTIP), par 460 voix pour, 105 contre, et 28 abstentions ;
- 23 octobre 2013 : suite aux révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage généralisé et intensif des Etats-Unis en Europe, le Parlement européen réclame une suspension provisoire des échanges de données bancaires (les données Swift) avec les Etats-Unis par 280 voix pour, 254 voix contre et 30 abstentions ;
- 18 novembre 2013 : malgré les révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage généralisé et intensif des Etats-Unis en Europe, le Parlement européen refuse de geler les négociations transatlantiques (TTIP) avec 184 « non, ce n’est pas nécessaire », 79 « oui, suspendons les négociations » et 10 abstentions.
Tous ces votes étaient « pour rire » (non contraignants), car la décision finale appartenait aux Etats membres ou à la Commission européenne. Laquelle décida notamment de ne pas suspendre les échanges de données bancaires (Swift) avec les Etats-Unis, se moquant ainsi du souhait exprimé par ne majorité politique au Parlement européen. Tous ces votes ont également eut lieu sous l’ancienne législature (2009-2014), à un moment où la fronde contestataire anti-TTIP n’en était qu’à ses débuts.
Il est dès lors intéressant de se pencher sur le débat que le Parlement européen vient de mener (le 8 juillet 2015) à propos des négociations transatlantiques. Une résolution de soutien aux négociations en cours a été adoptée par 436 voix pour, 241 voix contre et 32 abstentions. Avant d’examiner en détail Pour ou contre le marché transatlantique : qui a voté quoi ?, nous allons analyser ici le contenu même de la résolution adoptée par le Parlement européen, et la comparer avec les débats et points de vue précédemment exprimés par les Députés européens.
Un ton qui se durcit
En mai 2013, lorsque le Parlement européen avait dit « OK, donnons un mandat de négociations à la Commission européenne » pour négocier la mise en place d’un grand marché transatlantique, les Députés européens s’étaient montrés particulièrement laxistes. En effet, la résolution adoptée :
- excluait tout débat public et/ou toute étude d’impact préalable,
- donnait son accord pour une procédure de Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats (RDIE) incroyablement favorable aux entreprises privées[1] ;
- ne posait qu’une exigence démocratique forte : exclure l’audiovisuel et le cinéma des négociations.
La résolution adoptée ce 8 juillet 2015 est nettement plus ferme.
Ainsi, la liste des domaines à exclure des négociations s’est considérablement élargie puisqu’on y retrouve - outre l’audiovisuel et le cinéma - les services d’intérêt général, les services d’intérêt économique général, les services publics de soins de santé, les OGM, la viande de bovins piqués aux hormones, la réglementation européenne en matière de chimie et le clonage des animaux. De plus, le Parlement européen exige que l’accord transatlantique préserve l’existence des subventions et aides financières accordées à l’ensemble des services culturels, éducatifs, audiovisuels et journalistiques.
En outre, le Parlement européen pose également plusieurs exigences fortes, comme :
- mener une évaluation des impacts économiques, environnementaux et sociaux de l’accord avant son entrée en vigueur ;
- introduire une clause de défense des Droits de l’Homme juridiquement contraignante (elle mènerait à une suspension de l’accord si elle n’était pas respectée) ;
- respecter la protection des données des citoyens européens ;
- respecter intégralement la capacité des autorités (locales, régionales et nationales) à mener leurs propres politiques dans le domaine social et environnemental.
Enfin, dans deux domaines controversés, le ton s’est également durci :
- concernant le Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats (ces fameux tribunaux privés où les multinationales peuvent traîner les Etats en justice), le Parlement européen est désormais favorable à la mise en place d’un nouveau système, mieux contrôlé sur le plan démocratique, même si les formulations à ce propos restent particulièrement floues ;
- alors que le Parlement n’estimait pas nécessaire de suspendre les négociations transatlantiques (TTIP) après les révélations d’espionnage intensif des Etats-Unis en Europe, la résolution adoptée en juillet 2015 se fait plus menaçante en affirmant que l’adoption de « l’accord final du TTIP risque d’être remise en cause tant que les activités de surveillance de masse généralisée des Etats-Unis ne seront pas totalement abandonnées ».
Faut-il pour autant se réjouir de la résolution adoptée par le Parlement européen ?
Hélas, la réponse est largement négative. Voyons pourquoi…
On ne peut pas désirer tout et son contraire
A aucun moment, le Parlement européen ne remet en cause la logique même des négociations. Lesquelles visent pourtant à accroître la concurrence entre deux espaces commerciaux qui restent, à bien des égards (social, fiscal, environnemental), terriblement différents dans leurs logiques de fonctionnement… et les coûts de production qu’ils génèrent.
Ainsi, parlant de la libre-circulation des biens agricoles et industriels entre les marchés américains et européens, le Parlement européen est parfaitement conscient que, « dans bien des cas, les coûts de fabrication desdits produits sont plus élevés dans l’Union européenne en raison de la réglementation [plus stricte qu’aux Etats-Unis] qui y est en vigueur ». Pourtant, ce constat n’empêche pas le Parlement européen d’être favorable à une suppression de toutes les taxes douanières et à une extension graduelle (via des périodes transitoires) du libre-échange à un maximum de produits possibles. A terme, le Parlement européen n’entend exclure de la concurrence transatlantique que « quelques cas » de produits particulièrement sensibles. Pour tous les autres, c’est-à-dire l’immense majorité des secteurs d’activités, seule la compétitivité internationale décidera des producteurs autorisés à survivre et de ceux destinés à mourir…
De même, à plusieurs reprises, le Parlement européen revient sur l’importance de défendre des normes environnementales, sanitaires et sociales élevées, en disant que l’accord ne pourra pas y toucher. Mais le Parlement européen semble oublier que, sans une harmonisation préalable des règles en vigueur à un niveau transatlantique, le principe même du libre-échange favorisera de facto – via le choix de localisation des firmes privées - les normes (environnementales, fiscales et sociales) les moins contraignantes pour les multinationales. Etant donné les énormes divergences dans les systèmes de protection sociale et de réglementation environnementale entre l’Europe et les Etats-Unis, ce ne sont pas juste quelques produits-phares (OGM, viande aux hormones, soins de santé…) que le Parlement européen aurait dû demander d’exclure des négociations, mais bien des secteurs entiers - comme l’agriculture, la chimie, les cosmétiques…
Cette incohérence du Parlement européen est d’autant plus surprenante que le principe de nivellement par le bas, de normes différentes mises en concurrence par les multinationales, est compris par les Députés dans un domaine précis : les services financiers. Dans ce domaine, fort judicieusement, le Parlement européen réclame de « mener de front les négociations sur l’accès au marché des services financiers et la convergence des réglementations financières au plus haut niveau ». Une manière de dire qu’une harmonisation préalable - vers le haut ! - des règles en vigueur est nécessaire, avant d’interconnecter deux marchés, si l’on veut éviter que le moins-disant (social, fiscal, environnemental) l’emporte systématiquement.
Un point de vue beaucoup trop favorable aux investisseurs
Concernant le fameux Règlement des Différends Investisseurs Etats (RDIE), la résolution du Parlement européen est bien plus décevante que réjouissante. Certes, le Parlement européen ne veut manifestement plus de tribunaux d’arbitrage privés aux décisions opaques, unilatérales et détestables pour les finances publiques. Mais le système destiné à le remplacer n’est évoqué qu’en termes vagues et flous (« des juges professionnels indépendants, nommés par les pouvoirs publics », un « dispositif qui garantira la cohérence des décisions de justice », etc.). Surtout, le principe même de procédures judiciaires réservées aux multinationales, pour attaquer les Etats, n’est nullement remis en cause par les Députés. Lesquels veulent des législations rassurant les investisseurs, notamment contre les expropriations directes et indirectes - soit les décisions politiques pouvant affecter le montant des bénéfices d’entreprises transnationales déjà richissimes.
Inversement, le Parlement européen ne souffle mot de la nécessité, pour les autorités publiques, de contrôler l’activité des firmes multinationales. De même, pas une ligne sur la possibilité, pour les Etats, de poursuivre des firmes multinationales ayant agi contre l’intérêt général (par exemple en favorisant l’évasion fiscale). Par ces oublis, le Parlement européen semble totalement ignorer l’époque à laquelle nous vivons : aujourd’hui, certains grands investisseurs sont clairement devenus des « désinvestisseurs ». Quand ils prennent le contrôle d’une entreprise, ce n’est pas pour développer ses activités et créer de l’emploi mais bien pour la dépecer, la restructurer, délocaliser l’emploi dans des zones sans droits sociaux, et finalement la revendre avec un plantureux bénéfice à la clé. Face à cette logique financière contemporaine, le Parlement européen reste les bras croisés.
Enfin, il faut aussi dire un mot de la liberté des Etats à réguler (en matière sociale ou environnementale) ou à financer certains secteurs d’activités (comme la culture ou le secteur non marchand). Cette liberté politique pour réguler (l’environnement, le social) et financer des activités d’intérêt général, le Parlement européen entend la préserver. Du moins, sur papier… Dans les faits, ce sera assurément plus compliqué.
D’une part, la création d’un marché transatlantique va élargir le shopping fiscal des multinationales, qui vont chercher à se localiser là où elles n’ont aucun impôt à payer. Cela n’améliorera bien sûr pas la situation des finances publiques et l’on peut craindre, à l’avenir, un renforcement des coupes sombres dans tous les secteurs (asbl, soins de santé, services publics…) dépendants des finances publiques. Déjà en cours avec les règles de l’Union européenne, l’austérité va se renforcer si un grand marché transatlantique voit le jour.
D’autre part, le Parlement européen veut que l’accord « respecte pleinement […] les systèmes réglementaires établis des deux côtés de l’Atlantique » tout en espérant que l’accord conclu sera « ambitieux et contraignant pour tous les niveaux d’administration des deux côtés de l’Atlantique ». De deux choses l’une :
- soit une harmonisation préalable des normes a lieu à un niveau transatlantique, imposant ainsi aux autorités (locales, nationales, européennes) des législations qu’elles ne pourront plus modifier sans l’aval des Etats-Unis via un système de coopération réglementaire ;
- soit aucune harmonisation préalable n’a lieu et, dans ce cas, les autorités (locales, nationales, européennes, américaines) se retrouveront en concurrence pour attirer des investisseurs de plus en plus volages, ce qui mènera à des politiques de plus en plus adaptées aux exigences des firmes transnationales.
Dans les deux cas, l’autonomie du monde politique local sera bel et bien bridée par le cadre général de l’accord transatlantique. En soutenant l’idée de créer un mécanisme de coopération réglementaire transatlantique, le Parlement européen laisse clairement entendre que son cœur penche du mauvais côté : celui d’une architecture technocratique globale s’imposant aux démocraties locales mises en concurrence pour attirer des investisseurs de plus en plus volages.
Conclusion
La Résolution adoptée par le Parlement européen (le 8 juillet 2015) à propos du TTIP est nettement plus ferme que les précédentes résolutions. C’est là le fruit du travail intensif des nombreux mouvements informant, sensibilisant et contestant la création d’un grand marché transatlantique. Nos analyses et mobilisations ont donc un effet concret, et nous nous en réjouissons.
Malgré tout, il s’est trouvé une majorité confortable (61 % de oui, 34% de non et 4,5% d’abstentions) pour approuver la poursuite des négociations transatlantiques. Plus que jamais, le travail de mobilisation et d’information doit donc se poursuivre. Ce que nous allons faire, dès à présent, en vous informant sur le vote des Députés européens (lire Pour ou contre le marché transatlantique : qui a voté quoi ?) lors de l’adoption de cette Résolution au Parlement européen.
[1] Pour rappel, il s’agit d’autoriser les multinationales à déposer plainte contre les Etats, devant des Tribunaux privés, pour réclamer des millions d’euros de dommages et intérêts quand une politique - même décidée de façon démocratique - nuit à leurs intérêts financiers…