Lorsque l’Europe prend la parole pour évoquer ses relations avec les Etats-Unis, il est souvent question de valeurs communes comme la liberté, la démocratie ou encore le respect des lois et des droits individuels. Bien entendu, il s’agit là d’un langage diplomatique, une sorte d’idéal à atteindre, mais qu’advient-il concrètement quand la réalité des faits contredit ce généreux message ?
A l’été 2013, Edward Snowden révélait au monde entier l’étendue de l’espionnage d’une agence militaire américaine au nom alors inconnu du grand public : la National Security Agency (NSA). Celle-ci aurait mis sur écoute tant ses alliés que ses ennemis géopolitiques, et se serait introduite dans la vie privée de simples citoyens et dans celle d’institutions et représentants officiels de l’autorité (par exemple, en interceptant les communications téléphoniques de la Chancelière allemande Angela Merkel ou en géo-localisant les déplacements de millions de personnes afin de savoir qui fréquente qui). Face à ce viol flagrant des libertés fondamentales censées unir l’Europe et les Etats-Unis, quelle est la réaction des autorités européennes ? Après avoir examiné ce qu’il en est pour le programme sécuritaire transatlantique, intéressons-nous au sort réservé aux négociations visant à créer un marché transatlantique.
Des négociations dangereuses pour la démocratie
Le lundi 18 novembre, les écologistes au Parlement européen (Verts-ALE) prenaient leurs responsabilités. Suite à l’espionnage américain des Européens, ils proposaient de faire part du mécontentement européen en prenant une mesure forte : geler les négociations politiques en vue de créer un marché transatlantique. Une manière intelligente de marquer le coup face à un « partenaire » américain qui semble se moquer de transgresser les frontières de la légalité pour piétiner notre droit à la vie privée. La proposition des écologistes était officiellement soutenue par le groupe de la Gauche Unitaire Européenne (GUE/NGL), mais contestée par le groupe politique le plus influent du Parlement européen : le Parti populaire européen (PPE), où l’on retrouve des partis comme l’UMP, l’UDI (fondé par Jean-Louis Borloo) et le Nouveau Centre (pour la France), ou le CDH et le CD&V (pour la Belgique).
Avant de voir ce qu’il en a été des votes, faisons quelques rappels élémentaires sur le processus des négociations en cours. Depuis le mois de juillet 2013, l’Union européenne et les Etats-Unis ont entamé des négociations pour harmoniser de nombreuses législations (ou en supprimer certaines qualifiées « d’inutiles ») à un niveau transatlantique. Il s’agit donc d’un transfert de compétences (de pouvoirs de décisions) d’un niveau local (national) à un niveau global (transatlantique), fait avec l’aval des gouvernements nationaux qui ont donné un mandat de négociations en ce sens à la Commission européenne.
Sur quoi portent ces négociations ? A peu près sur tout, à l’exception du cinéma et de l’audiovisuel. Ainsi, une partie des négociations porte sur des secteurs précis : agriculture, chimie, cosmétiques, dispositifs médicaux, énergie et matières premières, investissements, machines et électronique, marchés publics, services médicaux, services publics, pharmacie, secteurs annexes, services & investissements, textiles… D’autres négociations couvrent des enjeux transversaux : cohérence des législations, coordination globale, développement durable, droit d’accès aux marchés des biens, facilitation douanière et commerciale, groupe réglementaire, obstacles techniques au commerce, PME, propriété intellectuelle, règles d’origine, normes sanitaires et phytosanitaires, règles non traitées par ailleurs.
Ce qu’il importe de comprendre, c’est la philosophie de ces négociations : en gros, il est question d’adapter la démocratie (les lois votées par les Parlements) en fonction des besoins de l’économie, et plus particulièrement des besoins des multinationales qui estiment qu’un marché américain ou un marché européen, c’est trop petit ! Il est vrai que quand on aime délocaliser, mettre en concurrence les travailleurs ou pouvoir choisir des normes de production fiscales, sociales ou environnementales les plus basses possibles, autant avoir l’embarras du choix ! Et c’est là tout le sens des négociations transatlantiques.
Un processus tellement antidémocratique qu’il confie à vingt groupes de travail « techniques » - c’est-à-dire composés de technocrates non élus - le travail éminemment politique consistant à choisir les législations jugées bonnes pour l’avenir ! Parmi ces législations possibles, l’une d’entre elles est particulièrement horrible : le droit pour les multinationales de déposer plainte contre les Etats devant des juridictions internationales. A l’heure où l’Europe et les gouvernements imposent aux populations des mesures draconiennes d’économie budgétaire, une telle loi autoriserait les multinationales à recourir à des tribunaux pour ensuite user des finances publiques comme un tiroir caisse ! Un seul petit exemple : en 2006, le gouvernement slovaque a décidé de mettre les soins de santé à la portée d’une large partie de la population (y compris les plus pauvres) en décidant de privilégier une logique de service public bannissant les profits de ce secteur. Bien qu’il s’agisse d’une décision démocratique, l’assureur néerlandais Achmea estima que ses profits privés étaient prioritaires et déposa plainte contre la Slovaquie. En 2012, ce pays fut condamné à payer 22 millions d’euros en guise de dommages et intérêts à Achmea…
Ce rappel des enjeux étant fait, voyons à présent comment les élus européens ont répondu à la proposition de geler les négociations transatlantiques…
Une proposition de bon sens démocratique
La proposition faite par les Verts était une proposition de bon sens : si l’on croit profondément dans les valeurs de liberté, si l’on pense que le viol d’un droit aussi fondamental que la vie privée appelle autre chose que de simples discours de circonstance, alors geler les négociations politiques avec les Etats-Unis en vue de créer un marché transatlantique est un geste aussi fort… que nécessaire.
Qu’en ont pensé nos députés ?
Précisons pour commencer que le vote majoritaire fut celui… des absents. Sur les 766 députés européens, seuls 273 étaient présents au moment du vote, ce qui fait tout de même une proportion de 64% d’absents ! Voici (du mieux garni au moins concerné) le taux de participation dans chaque groupe politique européen :
- Le Groupe des Verts ou Verts/ALE (51,7% de présents) ;
- Le Parti Populaire Européen ou PPE (42,8% de présents) et la Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique ou GUE/GVN (40% de présents) ;
- L’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates ou S&D (36,6 % de présents) ;
- L’Alliance des Démocrates et Libéraux pour l’Europe ou ADLE (25,9% de présents) ;
- Le Groupe des Conservateurs et Réformistes européens ou ECR (19,6% de présents) et le Groupe Europe libertés démocratie ou ELD (15,6%)
- Enfin, seuls 9% des députés européens n’appartenant à aucun groupe politique étaient présents au moment de ce vote.
Ce décompte étant fait, détaillons à présent celles et ceux qui ont voté en faveur d’un gel des négociations en vue de créer un marché transatlantique.
Ceux pour qui nos libertés fondamentales restent… fondamentales
Deux groupes politiques ont été unanimes pour demander un gel des négociations transatlantiques. Il s’agit :
- Des Verts/ALE, où l’on retrouve notamment les élus écologistes de France et de Belgique ;
- De la Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique (GUE/GVN) où l’on retrouve notamment les élus du Front de Gauche français (mais aucun élu en provenance de Belgique).
Ceux qui hésitent entre « vive la vie privée » et « vive le marché transatlantique »
Un groupe politique a été très partagé au moment du vote. Il s’agit de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates (S&D) qui a vu 38 élus voter contre le gel des négociations, 29 élus voter en faveur du gel des négociations et 4 élus s’abstenir. Seuls trois élues socialistes françaises étaient présentes au moment du vote : Françoise Castex a voté pour le gel des négociations, Catherine Trautmann a voté contre la suspension des négociations et Pervenche Berès s’est abstenue. En Belgique, Marc Tarabella était le seul représentant du PS francophone et il a voté pour le gel des négociations ; les deux élus socialistes néerlandophones (SP.A) étaient présents et se sont abstenus.
Le Groupe Europe libertés démocratie (ELD) a également été partagé : trois votes en faveur du gel des négociations (dont celle de l’indépendant Frank Vanhecke, élu sur les listes de l’extrême-droite Vlaams Belang), et deux votes en faveur de la poursuite des négociations en vue de créer un marché transatlantique. Notons que ce groupe politique est composé de partis prônant le repli sur soi (comme la Ligue du Nord italienne), tandis que l’unique représentant français (Philippe de Villiers) brillait par son absence au moment du vote.
Ceux qui font passer le commerce transatlantique avant la protection de la vie privée
Le Parti Populaire Européen (PPE) s’est fermement opposé à tout gel des négociations en vue de créer un marché transatlantique (113 votes en ce sens, 3 abstentions dont celle de la française Marielle Gallo de l’UDI, et un seul vote pour demander un gel des négociations). En France, l’UMP (11 voix en ce sens) et l’UDI (3 voix en ce sens) jugent donc prioritaire la création d’un marché transatlantique, et n’estiment pas nécessaire d’en geler les négociations même après les révélations sur l’espionnage massif des Etats-Unis. En Belgique, le CDH, le CD&V et le CSP (sociaux-chrétiens germanophones) pensent de même…
L’Alliance des Démocrates et Libéraux pour l’Europe (ADLE) s’est également opposée à tout gel des négociations (20 votes en ce sens, 1 abstention, et 1 seule voix pour donner la priorité au gel des négociations). Notons que les six élus français membres de ce groupe (issus du MoDem de François Bayrou et de Cap21) ont surtout brillé par leur absence. Il en a été de même pour les élus libéraux francophones de Belgique (MR), tandis que les libéraux néerlandophones de Belgique (OpenVLD) ont voté contre le gel des négociations avec les Etats-Unis.
Composé essentiellement d’élus britanniques, tchèques et polonais, le Groupe des Conservateurs et Réformistes européens (ECR) a voté unanimement contre le gel des négociations. Le seul élu belge au sein de ce groupe (Derk Jan Eppink, Lijst Dedecker) était absent au moment du vote.
Enfin, les trois députés membres du Front National (qui clame défendre la souveraineté française) n’étaient pas présents au moment du vote.
Un Parlement européen sans courage politique
Finalement, tout bien compté, la proposition de geler les négociations en vue de créer un marché transatlantique n’a pas été adoptée : 79 députés européens l’ont défendue, 184 députés européens s’y sont opposés et 10 d’entre eux se sont abstenus…
Voilà qui a dû faire plaisir aux partisans du tout au commerce…Lesquels n’avaient tout de même pas grand-chose à craindre : bien qu’élu, le Parlement européen ne se prononçait que pour la forme, le vrai pouvoir de décision sur le dossier étant entre les mains de la Commission européenne et des Etats-membres…
Sachant que l’enjeu était de montrer aux Etats-Unis qu’on n’espionne pas les Européens impunément, voilà qui en dit long sur la place dévolue à la démocratie (dont notre droit à la vie privée) chez les partisans d’un marché transatlantique qui sera avant tout, rappelons-le, une formidable avancée pour les multinationales…