Le Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats (RDIE) est l’enjeu le plus polémique des négociations transatlantiques. Même certains partisans du marché transatlantique s’inquiètent de cette clause, qui veut autoriser les multinationales à poursuivre les Etats dès qu’une loi (aux objectifs sociaux, démocratiques, écologiques…) interfère avec leurs intérêts financiers. Les investisseurs étrangers seraient ainsi autorisés à contester le fonctionnement de nos démocraties, en réclamant des dommages et intérêts devant un Tribunal d’arbitrage international ne tenant pas compte du droit national. Au mieux, les Etats évitent la condamnation. Au pire, ils sont sommés de payer des millions d’euros de dommages et intérêts à des firmes privées déjà richissimes ! Une loi aussi absurde est d’autant plus inacceptable que l’Europe prône la rigueur budgétaire, et pousse les gouvernements nationaux à imposer de sévères mesures d’austérité aux populations.
Un succès populaire pour dire « non » à la privatisation de la justice
Cette clause RDIE a engendré une telle polémique que la Commission européenne s’est vue obligée d’annoncer un gel provisoire des négociations à ce sujet avec les Américains. Ce gel provisoire devait permettre de lancer une « consultation publique » sur le RDIE, qui s’est tenue du 27 mars au 13 juillet 2014, et dont la Commission européenne n’attendait qu’une chose : recueillir les desiderata des firmes privées et des lobbies d’affaires. C’est pourquoi le questionnaire avait été rédigé dans un jargon incompréhensible (l’anglais étant nécessaire pour comprendre les explications annexes), et diffusé de façon discrète sur un site web de l’Union européenne que peu de gens connaissent. Mais la société civile (No Transat ! en tête) a largement mobilisé pour dire « non » à ce projet insensé. Et un vaste engouement populaire s’est fait autour de cette consultation publique qui a recueilli près de… 150.000 réponses !
Du point de vue géographique, les réponses sont venues essentiellement du Royaume-Uni (52.008), de l’Autriche (33.753), de l’Allemagne (33.513), de la France (9.791), de Belgique (9.397) et des Pays-Bas (4.906)… Surtout, l’écrasante majorité des réponses émane de citoyens et citoyennes : 99,62 % de réponses individuelles, contre seulement 0,38 % en provenance d’organisations. À ce fait inhabituel (et même rarissime) s’ajoute un constat encourageant : parmi les organisations, les associations issues de la société civile l’emportent largement sur les réponses en provenance du monde des affaires. C’est dire si la mobilisation en faveur du « non » a été forte et largement suivie. Quoi de plus normal ? Comment autoriser des multinationales, qui ne paient plus que des impôts symboliques, à utiliser les finances publiques comme un jackpot financier ?
Quand les gens disent « non », la Commission européenne fait « oui »
Malgré cette mobilisation massive, les institutions européennes s’entêtent à imposer des Tribunaux d’arbitrage internationaux. Ainsi, le 16 avril 2014, alors que la consultation publique battait son plein, le Parlement européen adoptait discrètement une proposition de règlement à ce sujet. Se contrefichant de la consultation publique en cours, le Parlement européen partait du constat suivant : il est normal que l’Union européenne veuille autoriser les investisseurs étrangers à porter plainte, contre les Etats-membres, devant des tribunaux d’arbitrage privés. Le reste du règlement visait à régler les détails pratiques pour savoir qui, de l’Union européenne ou des Etats-membres, serait invité à régler la facture lorsque des plaintes de multinationales aboutiront avec succès.
Pour ce vote, le Parlement européen avait fait le plein avec 86 % d’élus présents. Voici comment ont voté, groupe par groupe, les parlementaires européens présents (en commençant par les partis les plus favorables aux multinationales jusqu’aux partis les plus opposés à la privatisation de la justice) :
- Parti Populaire Européen (qui inclut les élus français UMP, UDI, Nouveau Centre et les élus belges CD&V, CDH & CSP) : 100 % de votes en faveur de la procédure RDIE ;
- Conservateurs et Réformistes Européens (où l’on retrouve essentiellement des conservateurs britanniques, polonais et tchèques, et un élu belge de la Lijst Dedecker) : 100 % de votes en faveur de la procédure RDIE ;
- Alliance des Démocrates et Libéraux Européens (qui inclut les élus français MoDem, CAP21, et les élus belges Open VLD & MR) : 96 % de votes en faveur de la procédure RDIE. Notons que les élus français Jean-Luc Bennahmias et Corinne Lepage font partie des 4 % qui se sont opposés à la procédure RDIE ;
- Socialistes et Démocrates Européens (où l’on retrouve les élus socialistes) : 93 % de votes en faveur du RDIE, et seulement 7 % de non (parmi lesquels la française Françoise Castex et le belge Marc Tarabella) ;
- Europe, Liberté et Démocratie (où l’on retrouve des partis à tendance eurosceptique) : 72 % en faveur du RDIE, 24% d’abstentions et seulement 4 % de non (parmi lesquels le français Philippe de Villiers) ;
- Non Inscrits : 64 % de non, 32 % de oui, et 4 % d’abstentions.
- Groupe des Verts (où l’on retrouve essentiellement les élus écologistes) : 98 % de non à ce projet, pour 2 % de oui (le vote d’un élu belge de la NV-A, parti politique indépendantiste de droite qui était alors membre du Groupe des Verts).
- Groupe de la Gauche Unitaire : 100 % de non.
Le projet est donc passé avec une forte majorité : 535 pour, 120 contre et 8 abstentions. Rappelons tout de même que ce vote a eu lieu sous la précédente législature (2009-2014), et espérons que le nouveau Parlement européen (fraîchement élu) se montrera plus soucieux de l’intérêt général à l’avenir.
Une remarque qui vaut également pour la Commission européenne. Celle présidée par José Manuel Barroso a profité du calme des vacances d’été pour finaliser un accord (après cinq ans de négociations) de « libre-échange » avec le Canada… La philosophie de cet accord est en tout point similaire aux négociations menées avec les Etats-Unis. Chose étrange : cet accord n’a pas attendu les résultats de consultation publique sur le RDIE pour autoriser les multinationales à porter plainte contre les Etats. Cela a fait bondir plusieurs Etats-membres ( dont la puissante Allemagne) mais pas au point de faire reculer la Commission européenne qui a refusé de retirer ce point très controversé de l’accord global.
Autrement dit, malgré l’engouement populaire pour dire « non » à une privatisation de la justice au profit des multinationales, la Commission européenne n’en a fait qu’à sa tête. C’est dire le besoin de renforcer les pressions et mobilisations pour faire basculer le rapport de forces, qui reste pour l’instant en faveur des multinationales.
Encore un « non » de la Commission aux citoyens européens
C’est dans ce but (accentuer la pression sur les autorités européennes) que 240 organisations en provenance de toute l’Europe ont entamé une procédure officielle en déposant une Initiative Citoyenne Européenne. Cette Initiative citoyenne propose à la Commission européenne de stopper les négociations avec les Etats-Unis, de rejeter l’accord avec le Canada et d’envisager une nouvelle philosophie pour ses futurs accords commerciaux, en donnant la priorité aux valeurs écologiques, sociales et démocratiques.
Pour réussir, une Initiative Citoyenne Européenne doit réunir, en l’espace d’un an, au moins un million de signatures dans sept des vingt-huit pays membres de l’Union européenne. En cas de succès, la Commission européenne est obligée d’examiner l’initiative qui lui est soumise, tout en restant libre d’abonder (ou pas) dans le sens souhaité par la pétition.
Malheureusement, ici encore, la Commission européenne sortante a fait preuve d’une fermeture d’esprit totale. Pour rejeter ce projet d’Initiative Citoyenne Européenne avant qu’il n’aboutisse, la Commission européenne a estimé que le sujet abordé n’était pas de sa compétence (alors que c’est elle qui mène les négociations !).
Les organisateurs ont déposé une plainte en bonne et due forme auprès de la Cour de Justice européenne. Comme la réponse de la Cour de Justice peut prendre du temps, c’est dès à présent qu’ils ont lancé une Initiative Citoyenne Européenne auto-organisée, soit une pétition visant à recueillir un million de signatures contre le marché transatlantique et l’accord avec le Canada. Pour les soutenir, c’est par ici : http://stop-ttip.org/fr/ !